• La compassion Lytta Basset

    « La compassion», 2007, n°1, p. 49-63. Revue la Chair et le souffle

    Une joie insolite : l’ouverture des entrailles Lytta Basset

    Philosophe et théologienne protestante franco-suisse, Lytta Basset a été pasteure pendant 17 ans avant de devenir professeure de théologie pratique, depuis 1998, aux Universités de Lausanne puis de Neuchâtel. Elle poursuit également une activité d'écrivain: Le Pardon originel (Genève, Labor et Fides, 2005, 3ème éd.); Guérir du malheur et Le Pouvoir de pardonner (1999); "Moi je ne juge personne" (2003); La Joie imprenable (2004) -tous en poche aujourd'hui chez Albin Michel (Paris); Culpabilité, paralysie du coeur (Genève, Labor et Fides, 2003); Sainte colère (Paris, Bayard, 2003, poche 2006) et Aube (Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2004); Au delà du pardon. Le désir de tourner la page (Paris, Presses de la Renaissance, 2006).

    On le sait par expérience, être en contact avec sa propre souffrance permet d’entrer en résonance avec celle d’autrui : rien de tel pour s’ouvrir à la compassion ! C’est la démarche inverse qui semble poser problème : devant des souffrances en aussi grand nombre, « il faut se protéger », entend-on de tous côtés. Mais se protéger de quoi ? De qui ? Pourquoi serait-il dangereux de s’exposer à la souffrance d’autrui ? C’est qu’elle risque de nous mettre en contact avec notre propre souffrance — que nous ne sommes pas encore prêts à aborder. La détresse d’autrui menace de réveiller en nous une détresse qui nous appartient et qui nous déborderait. C’est donc de nous-mêmes qu’en définitive nous nous protégeons. L’auto-contrainte induite par le « il faut » indique bien que, spontanément, nous ne le ferions pas : nous nous laisserions toucher par autrui.

    Nous voilà d’entrée de jeu accrochés par le cum de compassion, le avec du pâtir-avec (latin cum-passio) — qui évoque une réciprocité involontaire, un mystérieux va-et-vient, une sorte d’osmose, un « être-affecté ensemble » contre lequel on essaie parfois de se prémunir. Il ne s’agit pas là de la pitié qui à l’origine est de la même racine que la piété (latin pietas) et concerne avant tout les actes entrepris pour soulager autrui1. Il ne s’agit pas non plus de la charité, qui désigne l’amour du prochain en général2, ni de la miséricorde — avoir le coeur (cor) sensible à la pitié. Et il ne s’agit pas, enfin, de l’empathie (grec en-patheia, sentir dedans) ou capacité à percevoir l’expérience subjective d’une autre personne3.

    La « compassion » désigne donc cette expérience très subjective où l’on sent ou souffre avec autrui et non à sa place en se projetant sur lui. Notre réflexion s’enracinera dans la compréhension évangélique de la compassion. Les évangiles ne nous parlent pas de « la

    compassion », mais utilisent systématiquement un verbe — « être ému aux entrailles » : c’est donc toujours quelque chose de dynamique, qui bouge et fait bouger. Notons également que ce verbe est toujours au passif : on est pris aux entrailles par… Par autrui souffrant, par la situation de détresse dans laquelle on se trouve impliqué, mais surtout… par Celui qui donne à vivre unetelle expérience, se tenant invisible, comme en retrait, et qu’on s’abstient de nommer par respect du mystère.

    Or, dans tous les passages concernés, on peut observer une distance entre les deux personnes : soit elle est matérielle et explicite (par exemple Jésus s’était auparavant mis « à l’écart »), soit elle est symbolique (par exemple, l’univers du roi profondément libre de Mt 18 est très éloigné de celui du serviteur enfermé dans le fantasme de la réparation). La distance indique une solitude assumée : je ne peux t’éviter de souffrir, et vice versa, tu es toi et je suis moi. En outre, la distance rend chaque fois possible un regard neuf sur la personne souffrante : quand on est « ému aux entrailles », on « voit » autrui avec d’autres yeux, dans sa vulnérabilité, hors de toute menace4.

     

    Il peut paraître étonnant que dans les évangiles, Jésus seul soit « ému aux entrailles », comme s’il fallait souligner l’origine divine d’une telle expérience : il ne s’agit pas du simple

    élan d’un coeur sensible, mais de quelque chose de beaucoup plus inattendu. On pourrait en parler comme d’une déchirure bénéfique — qui « élargit le coeur » (Mt 18,26) — ou d’une communion inexplicable dans la vulnérabilité, même lorsque l’autre n’en sait rien… et c’est comme un accomplissement de tout l’être, la brusque éclosion de ce que l’on a de meilleur au fond de soi.

    Le plus souvent, « voir » et « être ému aux entrailles » sont simultanés : c’est comme si la

    perception intime d’autrui réveillait le plus intime de soi-même.

    Si Jésus a raconté trois paraboles où quelqu’un est « ému aux entrailles », n’est-ce pas

    qu’à ses yeux cette expérience est à la portée de tout être humain ? La voie passive semble induire qu’on n’y peut rien — c’est donné ou non : on ne peut qu’espérer ressembler au Père compatissant (cf. Lc 6,36). Mais dans le sillage du Christ — icône de la Compassion parmi nous — chacun peut préparer le terrain. L’idée était déjà présente dans les textes de Qumrân5 : « Dans les derniers jours, Dieu enverra sa miséricorde sur la terre et là où il trouvera des entrailles de miséricorde, là il habitera. Car autant l’homme a pitié de son prochain, autant le Seigneur a pitié de lui6. » En effet, là où nous faisons de la place en nous pour autrui, nous faisons de la place pour Dieu.

    Il nous faut encore regarder comment la compassion se détache sur la toile de fond de l’amour. Dans la Bible hébraïque, le sens du verbe [’ahab], aimer, est illustré par des verbes synonymes qui désignent des gestes concrets — « s’attacher à », « se lier à », « courir après » « suivre », « chercher ». Mais [’ahab] n’est jamais mis en parallèle avec le verbe [raham], « être ému aux entrailles7 ». La compassion est donc bien une expérience unique en son genre, que personnellement j’appellerais une é-motion, au sens étymologique : une intervention d’origine divine qui nous meut-hors de nous-mêmes... vers une dimension inattendue de notre être ensemble.

    Un tel bouleversement identitaire est capable de générer des actes aimants, mais lui-même n’est pas un comportement volontaire.

    Sans doute est-ce là la raison pour laquelle, à proximité de nos trois paraboles, on trouve

    la joie : dans la parabole dite du serviteur impitoyable (Mt 18, 23-35), la compassion du roi est précédée par la joie du berger ; la parabole du Samaritain pris de compassion (Lc 10, 25-37) est précédée par la joie de Jésus et par la béatitude « heureux les yeux qui voient… » ; et dans la parabole des deux fils (Lc 15, 11-32), la compassion du père est étroitement liée à sa joie. C’est à se demander si l’enjeu le plus profondément spirituel de la compassion n’est pas la joie de l’être ensemble bien plutôt que l’altruisme ! Et la meilleure manière de préparer le terrain consiste peut-être à repérer quelques obstacles majeurs à l’irruption de cette compassion dont Dieu seul a le secret.

    1 La distinction apparaît clairement dans la parabole du Samaritain de Lc 10 : au verset 33, il est «ému aux entrailles » ; au verset 37a, le « prochain » de l’homme blessé, c’est ce Samaritain qui « a fait la pitié avec lui ».

    2 Le mot est tiré du latin classique caritas (« affection »), lui-même dérivé de carus, « cher ».

    3 Ce terme plutôt récent (inventé dans les années 1920) a d’abord été utilisé par les théoriciens de l’esthétique : par l’empathie, on peut sentir de l’intérieur ce que l’artiste a tenté d’exprimer.

    4 Pour plus de détails, cf. Lytta Basset, La Joie imprenable, Paris, Albin Michel, 2004 (1996), en particulier pp. 151- 161 et 350-416.

    5 Collection de manuscrits et de fragments découverts dans le désert de Judée et attribués à la secte juive semi monastique des Esséniens (du IIe s. av. J.-C. au Ier s. ap. J.-C.).

    6 Testament de Zabulon 8, 1-3, cité par Dominique Cerbelaud, « Miséricorde », Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 743.

     

     

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